6 février 2014

Landru

Landru vient plus tôt que je ne me l'étais imaginé dans la filmographie chabrolienne, et on sent déjà chez le cinéaste un virage, après des premiers films très Nouvelle Vague, vers un cinéma plus populaire, un cinéma de genre plus classique aussi, peuplé de grands acteurs du répertoire. Et déjà menace cette tentation de l'académisme, de l'artisanat propre sur lui, de l'esthétique téléfilm, qui aura plombé quelques films du maître, cette mécanique rodée mais un rien fade qui est celle, en "moins pire", de toutes ces adaptations de Maupassant, peut-être gentilles mais désespérément plates, qui remplissent les cases du service public, défilant droit vers la poubelle en passant par les postes allumés de quelques ménagères et autre retraités bien éteints (ou l'inverse).




Landru, tueur en série qui, durant la première guerre mondiale, profita de la solitude de onze femmes (au moins) pour les séduire, leur extorquer leurs biens et les faire disparaître dans sa gazinière, est pourtant un personnage fort. Mais c'est Charles Denner qui le sert (si l'on peut dire) en l'incarnant (disons en le vocalisant), plus que Chabrol en le filmant. Denner ne fait pratiquement rien, il est même particulièrement figé sous ses postiches, mais sa voix fait le reste. Surjouée pourrait-on penser, exagérée oui, mais elle a raison de l'être parce que Landru n'est qu'elle, cette voix séduisante, envoûtante, enrobage de brèves mais piquantes paroles promptes à faire plier les veuves de guerre, et qui auraient aussi bien pu faire plier le jury de son procès. Chabrol met en scène la théâtralité de son personnage quand ce dernier se rend chez Michèle Morgan et sa sœur, mais son "filmé théâtre" (pas de quatrième mur, caméra fixe et frontale, en plan d'ensemble, face au décor bourgeois où se déplacent les acteurs) ne fait qu'accroître son "filmé plat". Landru peut donc remercier Denner, car Chabrol n'a pas beaucoup plus d'égards pour lui que pour ses victimes, et les actrices qui les incarnent n'ont guère le temps quant à elles de faire entendre leur voix. Le cinéaste fait défiler les stars : Michèle Morgan et Danielle Darrieux, rien que ça, aux côtés de la Catherine Rouvel du Déjeuner sur l'herbe. Un petit tour et puis s'en vont. Il faut dire que le meurtrier, interprété par l'acteur de L'Homme qui aimait les femmes, ne les aime guère quant à lui. Seule Stéphane Audran, favorite de Chabrol comme de Landru, aura la vie sauve. Au fond, et on peut le regretter, le cinéaste montre presque autant d'intérêt pour ces dames que son héros, qui les prend, les rince et les passe à la casserole sans traîner.




Et malgré les visages plein cadre, il ne les regarde pas davantage quand elles s'apprêtent à cuire. Chabrol se garde bien de filmer les meurtres : un gros plan de chaque victime en arrêt sur image est systématiquement suivi d'un plan sur la cheminée de la gazinière qui fume, et "vous m'aurez compris" nous dit Chabrol avec son sourire goguenard. On a parfois l'étrange impression de voir, plaquée sur la guerre de 14, des images de 39-45 (corps brûlés par un esprit systématique et pratique, cheminées fumantes, voisins incommodés par l'odeur mais semblant ignorer sa provenance, et personne, pendant un long moment, pour s'émouvoir de ces disparitions... sans oublier le procès final, où le bourreau avance de simples carnets remplis de chiffres, blocs de preuves qu'il nie en bloc). On croit d'abord que Chabrol, en ne filmant pas la mort des onze victimes de Landru, laisse planer un vague petit doute sur son cas. Mais, à la fin du film, quand il ne montre pas non plus la décapitation, sûre et certaine quant à elle, de son personnage principal, c'est finalement une assez belle manière d'asseoir sa culpabilité. Sauf qu'il y a un revers de médaille à cette belle idée du non-montré, qui est le vrai défaut de ne pas montrer grand chose... Du film ne demeure pratiquement que la voix de Denner/Landru, ce qui n'est déjà pas si mal, et, moins que les femmes qu'il a tuées, onze fois (ou sans doute un peu moins) la même cheminée.


Landru de Claude Chabrol avec Charles Denner, Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Catherine Rouvel, Stéphane Audran et Raymond Queneau (1963)

11 commentaires:

  1. Rilax come tiou éh,
    If you want come tiou éh,
    Rilax come tiou éh,
    If you want the sang,
    If you want the sang...

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  2. Hello Rémi,
    Ce que tu dis de la surimpression imaginaire des horreurs de 39-45 sur des images censées renvoyer à 14-18 tient sans doute au film que Chabrol a forcément en tête quand il fait 'Landru' : 'Monsieur Verdoux', de Chaplin. Les meurtres de Verdoux, inspiré d'Henri Désiré Landru (et de Thomas Griffiths Wainwright), sont censés avoir lieu jusqu'à la crise de 1929, et il est exécuté en 1937 (cf. le plan sur sa tombe, au début du film), mais à son procès Chaplin lui fait tenir des propos qui comparent clairement les meurtres en question aux moyens de destruction collective employés pendant la Deuxième Guerre mondiale, le film ayant été réalisé en 1947. (Je ne t'apprends rien, c'est juste pour contribuer au propos sur le film de Chabrol, dans le sillage de ce que tu as écrit !)
    En ce qui concerne le 'Landru' de Chabrol, je garde en tête des images aux couleurs agressivement laides. Mais peut-être cela tenait-il aux copies en circulation, et le film a-t-il été « remastauré » ?

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    1. "Je ne t'apprends rien"

      Détrompe-toi ! Je n'ai pas vu "Monsieur Verdoux", donc tu m'apprends tout ce que tu racontes-là, qui me donne forcément envie de combler cette lacune chaplinesque.

      J'ignore si "Landru" a été remasterisé, je l'ai vu dans une copie pas aussi dégueulasse que ce que tu dis mais pas reluisante non plus.

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    2. 'Monsieur Verdoux' (idem en anglais : pour une fois que c'est un film américain qui adopte un titre français) : n'hésite pas. Film de chevet, en ce qui me concerne.

      Pour ce qui est des couleurs de 'Landru', j'avais l'impression que Chabrol avait choisi des couleurs peu avenantes, en accord avec le filmage délibérément ingrat que tu décris dans ton texte, mais que cela s'était accusé jusqu'à devenir vraiment très laid du fait de la détérioration des couleurs dans les copies que j'avais pu voir...

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    3. "Délibérément ingrat" ? Tu veux dire qu'il aurait voulu filmer de cette façon ingrate ?

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    4. Si j'en crois mon souvenir, oui. C'est là, entre autres, que la comparaison avec 'Monsieur Verdoux' est intéressante : le film de Chaplin prouve qu'on peut être à la fois hilarant et glaçant, sur un sujet macabre, sans pour autant adopter une esthétique ingrate (même si l'on y frôle l'abstraction, par moments).

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  3. Par ailleurs, ton texte rend très bien compte du film, particulièrement le deuxième paragraphe auquel je souscris quasiment mot à mot. Y a pas, le seul cinéaste qui ait vraiment fait honneur au génie de Charles Denner, c'est François Truffaut. (Dans une moindre mesure, même si cela m'étonne d'en dire du bien, on pourrait aussi citer Lelouch : 'Robert et Robert', c'est non seulement un des rares bons films de Mister Chabadabada, mais aussi deux très beaux rôles pour Denner et Villeret. Brialy y est également très bien.)

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    1. Complètement d'accord pour Truffaut, n'en déplaise à une certaine FredMJG qui passera peut-être par là.

      Tu me rendrais presque curieux de voir "Robert et Robert" (quel titre mes aïeux...), mais là par contre y'a peu de chances que j'y coure. Lelouch... Son seul blaze me tétanise.

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    2. Les dévédés des films de Lelouch sont désormais bradés à des prix presque insultants (pour ainsi dire ceux des films « direct to dvd ») : au moins financièrement, tu ne risques pas grand chose à jeter un œil sur celui-ci ! Mais je comprends que tu sois circonspect.

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    3. Sur ton conseil j'ai vu "Robert et Robert", cru effectivement pas dégueulasse de la cave Lelouchienne, grâce en grande partie à Denner et Brialy, Villeret étant beaucoup plus effacé, peut-être au-delà de ce que réclame son rôle de parfait timide.

      Denner surjoue mais reste assez exquis, notamment dans son truc bizarre de faire répéter deux fois les mêmes phrases à son personnage. Parfois, le voyant surjouer dans un film déjà forcément un poil sur-écrit de Lelouch, j'ai eu l'impression de voir Francis Huster au naturel, le charme en moins. Ce qui, à défaut de dire grand chose de Denner, en dit long sur ce cuistre d'Huster.

      Pour le reste, le film est basé sur quelques bonnes idées et dégage une bizarrerie agréable par laquelle il se laisse regarder volontiers, malgré quelques longueurs. Beaucoup aimé le passage, vers la fin, où Villeret joue son sketch "un film de Bergman" (j'avais justement entendu la bande-son de cet extrait dans une émission toute récente passée sur France Culture). Moins aimé le moment, à la fin du film, où Lelouch, épuisant personnage qui décidément n'aura cessé de s'auto-palper devant tout le monde et sans la moindre gêne, ne peut pas s'empêcher de faire chanter Chababadaba en chœur à tous ses personnages. Triste sire.

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    4. Heureux que le film t'ait plu, au moins en partie ! J'avoue avoir oublié les mauvais moments du film : tout à l'étonnement (voire à la stupéfaction) d'être tombé sous le charme d'un film de Lelouch, j'ai dû en occulter, après coup, les passages moins heureux. Je me rappelle de moments où je craignais que le film ne tombât dans les défauts typiques de Lelouch (qu'on pourrait résumer par : lyrisme à la truelle + existentialisme à la petite semaine, « un œil sans cervelle » comme l'appelèrent les 'Cahiers du cinéma'), mais où ces défauts étaient finalement court-circuités d'une façon qui ressemblait à de l'auto-ironie (particulièrement, dans mon souvenir, lors de la « réussite » de Villeret).
      Sur le conseil d'un ami, j'ai également découvert récemment 'Un autre homme, une autre chance', que Lelouch réalisa un an avant 'Robert et Robert' : plus faible que ce dernier, mais qui vaut largement le coup d'œil, ne serait-ce que pour Geneviève Bujold et James Caan qui y sont extrêmement touchants. (Francis Huster y est exécrable, comme d'habitude, mais ce n'est pas trop dommageable.) Je ne prise guère ke cinéma de Peter Watkins, mais force est de constater qu'il est bien mieux « coté » par la cinéphilie officielle que celui de Lelouch. Or le style de ce dernier dans 'Un autre homme, une autre chance' (une caméra de reportage plongée dans une période passée) préfigure nettement celui de Watkins dans 'La Commune', la prétention politique en moins. D'ailleurs, le film de Lelouch, avant de s'exiler dans l'Ouest américain, commence lors de la Commune de Paris...
      Et d'une certaine façon (retorse ?), on peut savoir gré à Lelouch d'être un des rares cinéastes à n'avoir pas bénéficié du processus de revalorisation systématique dont aujourd'hui sont l'objet les réalisateurs et les acteurs les plus indigents, complaisants ou haïssables (Jess Franco, Louis de Funès ou Lucio Fulci, pour ne citer que les trois premiers noms qui me viennent à l'esprit). Cela malgré le fait que Serge Daney écrivit un éloge étonné de 'Un homme qui me plaît' (intitulé, significativement : 'Un bon Lelouch ? Oui'), et que Jacques Lourcelles fit un éloge paradoxal (relatif, lui aussi, mais réel) de 'Viva la vie'...

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