23 février 2015

Safe

Cela commence par un petit rhume a priori anodin. Et puis il y a cette sensation de fatigue, persistante, encombrante, usante. Les médecins sont pourtant affirmatifs : Carol White (Julianne Moore) est en parfaite santé. Tout devrait rentrer dans l’ordre avec un peu de repos. Elle est « surmenée » disent-ils. Nouvellement installée dans une banlieue chic du nord de Los Angeles avec son fils et son mari, un cadre supérieur peu attentionné, Carol White mène pourtant une existence bien confortable, apparemment éloignée de tout stress. Face au psychiatre qu’elle finira par aller consulter, elle se présentera comme une « femme d’intérieur » travaillant sur « la décoration de sa maison », quand elle a du temps libre prendra-t-elle le soin de préciser. En réalité, sa vie est à peu près totalement vide. Son quotidien est fait d’allers-retours vers le centre commercial et le pressing, de jardinage et de séances d’aérobic. Son mariage est stable, mais austère, froid, dépourvu de réelle intimité émotionnelle. Son fils, d’une présence fantomatique, est en fait son beau-fils, issu du mariage précédent de son mari. Ses amies existent et elle les voit régulièrement, mais leur amitié est distante, superficielle, éteinte.




On comprend assez vite que c'est sa vie stérile et transparente qui a rendu Carol malade. Elle en était inconsciente, mais c'est son corps qui a sonné la révolte. Elle devient peu à peu allergique à tout ce qui l'entoure : les gaz d'échappement des voitures, les textiles chimiques de son nouveau canapé, les bombes aérosol, l'encre des journaux... Tout cela l'agresse et dérègle progressivement sa vie douillette, si lisse et si nette, morte. Elle s’enfonce dans sa dépression et personne ne saura lui venir en aide. Les spécialistes qu’elle va voir s’avèrent tous incapables d’identifier son mal, et paraissent toujours peu concernés, insensibles. Incomprise, la jeune femme décide alors d'entrer dans un drôle d'institut : un endroit étrange et déconnecté de tout, coincé en bordure d’un désert, qui accueille les victimes des maladies que l’on suppose liées à l'environnement. Ces malades forment une petite communauté vivant en autarcie, chapeautée par un homme a priori sensible et perspicace, donnant régulièrement des discours rassembleurs. Ce centre est le lieu idéal, paraît-il, pour se ressourcer, moralement et physiquement...




On pourrait qualifier Safe, film étonnant et singulier, qui nous rappelle la vivacité du cinéma indépendant des années 90, de « thriller psychologique », mais cette appellation en surprendrait plus d’un étant donné le rythme particulier du film. L'angoisse est pourtant bel et bien au rendez-vous. Le réalisateur, Todd Haynes, dont il s’agissait du second long métrage, a une manière assez fascinante de nous montrer le lent processus de décomposition et d'isolement de son personnage principal. Il procède par touches imperceptibles, en creux. Il apporte notamment un soin particulier à la bande-son, silencieuse et principalement faite des bruits de fond issus du quotidien de l’héroïne, peu à peu dérangeants, envahissants, énervants. La première partie du film, c'est-à-dire jusqu’à ce que l’héroïne entre dans l'institut isolé, est de loin la plus réussie et maîtrisée. Le découpage est harmonieux, le ton, lent, déploie une force tranquille, sereine, sûre de parvenir à ses fins. Il ne se passe pratiquement rien, l’action est réduite à des petits riens sans importance, mais un malaise diffus sourd de chaque plan et devient de plus en plus évident. Les incidents paraissent d’abord anodins, mais à mesure qu'ils s'accumulent l'inquiétude s'installe. Todd Haynes cultive une tension insidieuse, gênante, bizarre. Julianne Moore, idéale dans ce rôle, est d’abord une petite femme tirée à quatre épingles, figée dans un coin de l’image, perdue dans des décors vides, immenses et sans vie. Puis elle devient progressivement une plante desséchée, agonisante, sur laquelle l’ultime plan du film, glaçant, finira par se focaliser, en nous laissant à peine espérer un sursaut de vie.




La seconde partie est un peu trop longue et peine à retrouver la force de la première heure du film. Mais Todd Haynes y dépeint toujours assez brillamment le fonctionnement de l’institut étrange et quasi sectaire où Julianne Moore a trouvé refuge. Il nous montre avec talent et sans aucune lourdeur l’endoctrinement sournois qu’y exerce son grand gourou. Le cinéaste ne porte cependant aucun jugement, il se contente de décrire froidement la capacité de séduction de ce type d’organisation, dont le responsable est un personnage ambivalent, parfaitement joué par Peter Friedman, qui tenait là un rôle pourtant pas évident et pour lequel il fallait nécessairement trouver le ton juste, un équilibre délicat. Entre deux de ses discours, l’un des malades du centre raconte à son voisin une anecdote à propos de l’un de ses proches : un type chez qui rien ne clochait, en pleine santé, tout à fait normal, mais qui, dès qu’il mettait les pieds dans une grande surface, était soudainement pris de sanglots et déprimait complètement, au point de penser au suicide. C’était systématique. Pour retrouver son état normal, il suffisait à ce drôle d’individu de sortir du centre commercial. Cette anecdote, sournoisement placée là par Todd Haynes, l'air de rien, m’a beaucoup parlé. Je me suis totalement reconnu en ce pauvre homme qui perd ses moyens dès qu’on a la sale idée de le traîner dans un centre commercial, car cela m'arrive très souvent aussi. Les supermarchés me rendent malade ! Safe, film visionnaire et plus que jamais d'actualité, m’a laissé une drôle d’impression !


Safe de Todd Haynes avec Julianne Moore, Peter Friedman, Xander Berkeley et April Grace (1995)

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